Man Soso : Gardienne du Léwoz, Mère du Gwoka
Figure emblématique du Gwo Ka et de la culture guadeloupéenne, Man Soso, de son vrai nom Athénaïse Ludovique Bach Dino, a marqué l’histoire de son île non seulement par son engagement culturel mais aussi par sa capacité à faire du Léwoz un lieu de transmission vivante. Femme debout, femme de tradition, elle a chanté, dansé, organisé et transmis le Gwoka avec une passion indéfectible.
*Les Léwoz (ou swaré léwoz) sont des veillées traditionnelles guadeloupéennes. Historiquement, ces soirées sont nées dans les habitations sucrières après l’esclavage. Les ouvriers de la canne s’y retrouvaient après le travail pour chanter leur vie, leurs luttes, leurs joies et leurs souffrances, accompagnés du ka (le tambour). Dans la pure tradition des “ swaré léwoz” les sept rythmes du gwoka devaient être interprétés.
Une vie dédiée au Gwoka
Née à Jabrun, à Baie-Mahault, un quartier emblématique du pays de la canne. Man Soso a fait de sa maison un véritable temple du Gwoka. Dans une Guadeloupe en pleine mutation, notamment avec la crise sucrière des années 60, sa cour devient un lieu de refuge et d’expression pour les plus grands maîtres Ka de l’époque : Carnot, Baguy, Kristen Aigle, et bien d’autres.
Son amour pour la musique traditionnelle ne se limitait pas à l’écoute. Elle dansait avec ferveur, chantait avec l’âme, et accueillait des swarés Léwoz chez elle, devenus célèbres dans toute la Guadeloupe. Les tambours résonnaient tard dans la nuit, dans un mélange d’improvisation, de chants et de danses, où la transmission orale jouait un rôle central.
Le Gwoka, musique de lutte et d’émancipation
Le Gwoka a toujours été intimement lié au monde du travail et à la condition des guadeloupéens. C’est une musique née dans la douleur de l’esclavage, mais aussi dans la fierté d’un peuple refusant l’assimilation culturelle.
Dans les années 1950-1970, alors que la crise sucrière frappe la Guadeloupe et que les luttes syndicales se multiplient (notamment à Gardel et à Darboussier), le Gwoka devient le porte-voix des opprimés, une forme d’expression identitaire face à la domination économique et culturelle.
Man Soso, à Jabrun, a compris cela. En organisant des léwoz chez elle ces soirées de tambours, de danses et de chants elle offrait un espace de libération, où l’on pouvait chanter les souffrances du travail, rire de la vie, parler créole sans honte, et revendiquer sa “guadeloupéennité”.
Sa maison devient alors un lieu de résistance culturelle, une sorte de “syndicat spirituel” où le Gwoka remplace le micro et le mégaphone.
Une femme au cœur des luttes sociales et culturelles
À une époque où la société guadeloupéenne est marquée par la hiérarchie coloniale, le mépris social et le patriarcat, Man Soso incarne une femme libre et fière.
Elle fait partie de cette génération de femmes du peuple qui ont donné au Gwoka une dimension féminine, populaire et militante. Par son charisme, sa voix, sa manière de chanter et de danser, elle a inspiré des générations entières d’artistes et de militants culturels.
Son fils, Guy Conquet, deviendra lui-même un tambouyé majeur, “l’homme qui faisait chanter le ka”. Ensemble, ils forment un lien intergénérationnel, un pont entre le monde des coupeurs de canne et la modernité du Gwoka de scène.
L’amarreuse et le Gwoka : un lien symbolique
Si le terme n’est pas directement musical, il est étroitement lié à l’univers du Gwoka, qui est la musique née des anciens esclaves et de leurs descendants travaillant dans les plantations. Les femmes amarreuses, comme Man Soso, ont profondément nourri l’imaginaire du Gwoka, car ce sont elles qui, après le travail dans les champs, chantaient, dansaient, frappaient le sol au son du Ka. Elles portaient dans leur chair la réalité sociale que le Gwoka exprimait : la souffrance, la résistance, la dignité.
Ainsi, on peut dire que l’amarreuse est une figure culturelle et symbolique du Gwoka, même si elle n’est pas une "fonction" musicale. Elle est l’incarnation féminine du labeur, de la mémoire et de la transmission dans le monde du Ka.
Une lignée musicale
Man Soso n’est pas seulement une matriarche culturelle, elle est aussi la mère d’un des plus illustres tambouyés de l’île : Guy Conquet, surnommé « l’homme qui faisait chanter le Ka ». Son fils, véritable virtuose du tambour, a hérité de sa sensibilité musicale et de son attachement à la tradition.
À travers lui, Man Soso a vu son combat culturel se prolonger et s’épanouir au-delà de sa propre vie, consolidant sa place comme pilier de l’identité guadeloupéenne.
Une mémoire vivante
Décédée le 22 octobre 2017, Man Soso laisse derrière elle un héritage immense. À Baie-Mahault, elle est célébrée chaque année à travers l’événement « Léwoz aka Man Soso », un grand rassemblement traditionnel près de sa demeure à Jabrun. Tambouyés, danseurs, chanteurs et simples passionnés s’y retrouvent pour faire vibrer les tambours en son honneur.
Cette manifestation attire autant de Guadeloupéens que de touristes, venus vivre une expérience authentique de la culture populaire. La musique y est entièrement improvisée, fidèle à l’esprit du Gwoka, et le public chante, frappe des mains, entre en transe, dans un moment de communion culturelle rare.
Une statue pour l’éternité
Preuve de l’impact de Man Soso sur son île, une statue a été érigée à son effigie à Petit-Canal, en reconnaissance de son engagement dans la culture, mais aussi pour son rôle dans la mémoire des plantations, de l’industrie cannière, des lolos (petits commerces), et des femmes guadeloupéennes qui ont tenu debout leur communauté.
Un symbole fort de la Fanm Doubout
Man Soso incarne la Fanm Potomitan, cette figure centrale des sociétés caribéennes, pilier de la famille, du quartier et de la culture. Femme engagée, respectée, aimée, elle a su élever le Gwo Ka au rang de fierté populaire, à une époque où il était encore marginalisé.
Par son énergie, sa foi dans la culture, son don de l’accueil, elle a permis à des générations entières de vivre, sentir et aimer le Gwoka.
Héritage et inspiration
Man Soso n’était ni une artiste médiatisée, ni une militante politique au sens strict. Mais par ses actes, sa présence, son engagement concret, elle a bâti un patrimoine vivant. Aujourd’hui encore, dans chaque bat’Ka, dans chaque Léwoz, son esprit continue de vibrer.
Elle reste une source d’inspiration pour toutes celles et ceux qui croient en la force de la culture populaire, en la beauté des traditions, et en la dignité des racines africaines de la Guadeloupe.