Le Danmyé de Martinique : entre combat, rythme et mémoire vivante
Né sur les terres martiniquaises durant la période esclavagiste, le Danmyé – également appelé Ladja ou Kokoyé – est bien plus qu’un simple art martial. Il incarne une tradition vivante, un héritage de résistance transmis de génération en génération, mêlant lutte, musique, danse et spiritualité. Véritable symbole identitaire, il est aujourd’hui reconnu comme un patrimoine culturel immatériel de la Martinique.
*un film de Guy Deslauriers
Un art aux racines africaines
Le Danmyé plonge ses racines dans les danses rituelles et combats initiatiques africains amenés dans les cales négrières. Des chercheurs et praticiens comme Josy Michalon font remonter ses origines aux luttes Kadjia du peuple Basantché et Kokoulé du peuple Kotokoli, tous deux originaires du Bénin. Les similarités entre les noms (Ladja/Kadjia, Kokoyé/Kokoulé) et les gestes témoignent de cette filiation profonde.
Développé dans un contexte de domination coloniale, le Danmyé a permis aux esclaves martiniquais d’entretenir une culture de la résistance, de la ruse et de la dignité, souvent à l’insu des autorités. C’est dans les quartiers, les plantations et plus tard sur les places publiques, que cet art s’est perpétué.
Un combat ritualisé au cœur du "lawonn"
Le Danmyé se pratique au centre d’un cercle formé par les spectateurs, appelé lawonn. Deux combattants – ou danmyétè – s’y affrontent au rythme des tambours bèlè et du ti-bwa, accompagnés de chants en créole, souvent improvisés, qui exaltent l’adresse et la bravoure des lutteurs.
Ce combat chorégraphié est régi par des codes stricts. Avant de s’affronter, les adversaires échangent un salut rituel – lonè-rèspé – en hommage au cercle, aux musiciens, à l’arbitre et à l’esprit du combat. Chaque geste est codifié, chaque mouvement a une fonction tactique ou symbolique.
L’une des caractéristiques majeures du Danmyé est le principe du "ou wè’y, ou pa wè’y" – « tu crois voir, mais tu ne vois pas » – une philosophie de la feinte et de la ruse, où l’objectif est de tromper l’adversaire pour mieux le surprendre. L’art du Danmyé repose donc autant sur la stratégie que sur la force physique.
Un combat total, guidé par le tambour
Le Danmyé mobilise tout le corps : coups de pied, coups de poing, saisies, balayages, projections, esquives, blocages… Ce n’est pas une simple chorégraphie mais un affrontement réel, bien que codifié et limité. On parle de combat complet, dans lequel le rythme du tambour joue un rôle fondamental : il soutient l’élan, ralentit l’action, relance l’énergie ou impose une pause.
Le musicien principal, le tambouyé, et le chanteur-leveur dialoguent avec les combattants. Le chant peut galvaniser, moquer, encourager ou réprimander, ajoutant une dimension psychologique au combat. C’est une bataille physique mais aussi émotionnelle, connectée à la communauté.
Une tradition au cœur des soirées bèlè
Le Danmyé est intimement lié aux soirées bèlè, ces veillées traditionnelles où se rencontrent danse, musique, chant et spiritualité. En Martinique, ces événements commencent souvent par des combats de Danmyé, avant de se prolonger en une grande communion festive et musicale autour du bèlè, jusqu’à l’aube.
La soirée se clôture parfois par un moment rituel appelé ting-bang, marquant le passage entre le sacré et le profane, entre la performance et le quotidien. Ainsi, le Danmyé s’inscrit dans un cycle global de transmission culturelle, de partage et de résistance joyeuse.
Un héritage vivant à préserver
Le Danmyé est aujourd’hui reconnu comme patrimoine culturel immatériel de la Martinique. Plusieurs associations comme La Wonn Danmyé Matinik ou AM4 œuvrent pour sa sauvegarde, sa transmission aux jeunes générations, son rayonnement dans les festivals et les écoles.
Malgré les bouleversements culturels et l’érosion des pratiques communautaires, le Danmyé continue de vivre, d’inspirer et de rassembler. Comparé à la Capoeira brésilienne ou au Moringue réunionnais, il est une preuve que la résistance culturelle née de l’oppression peut engendrer des formes d’art puissantes, poétiques et profondément humaines.
Un symbole d’identité et de transmission
Au-delà du combat, le Danmyé est une voie de vie, une école de discipline, de respect et d’ancrage. Il enseigne à se connaître, à comprendre l’autre, à canaliser ses émotions, à faire corps avec la communauté. Il transmet les valeurs de courage, de ruse, de solidarité et de dignité.
À travers ses gestes et ses sons, le Danmyé raconte l’histoire d’un peuple debout, qui n’a jamais cessé de créer, de s’exprimer, de résister. Un art de vivre et de lutter, au présent.