Indivision aux Antilles françaises : 40 % du foncier privé bloqué, pourquoi ?
Le foncier est un enjeu central en Guadeloupe et en Martinique. Héritage de l’histoire et des dynamiques familiales, il se trouve aujourd’hui confronté à des difficultés structurelles, en particulier à travers l’indivision successorale, qui pèse lourdement sur la gestion des biens et l’aménagement du territoire.
Un poids considérable de l’indivision
L’indivision successorale, situation dans laquelle un bien appartient à plusieurs héritiers sans accord clair sur sa gestion ou son partage, représente un véritable frein au développement.
Aux Antilles françaises, on estime qu’environ 40 % du foncier privé est bloqué en indivision, selon l’Agence nationale pour l’information sur le logement (ANIL). En Martinique, 26 % du foncier privé est concerné, auxquels s’ajoutent 14 % de successions non réglées. En Guadeloupe, les chiffres précis manquent, mais les spécialistes estiment que la proportion est également élevée.
Cette situation se traduit par :
des terres agricoles inexploitables, souvent à l’abandon, faute d’accord entre les cohéritiers pour les louer ou les cultiver ;
une contribution au fort taux de logements vacants : en 2020, la Martinique présentait le taux le plus élevé de France avec 16,1 % de logements vacants, suivie de la Guadeloupe avec 15,1 % (INSEE).
Histoire et fragmentation des terres
L’organisation actuelle du foncier aux Antilles françaises trouve en grande partie ses racines dans l’histoire coloniale. À l’époque de l’esclavage, les terres étaient concentrées entre les mains des colons européens, principalement les « békés », descendants des premiers propriétaires blancs installés dans les îles. Ces grandes plantations, tournées vers les cultures d’exportation comme la canne à sucre ou le cacao, ont façonné l’économie et la répartition des terres.
Après l’abolition de l’esclavage en 1848, une partie des anciens esclaves affranchis a pu accéder à de petites parcelles, souvent situées dans les zones les moins fertiles ou les plus accidentées, tandis que les grandes propriétés restaient aux mains des familles békés. Au fil du temps, ces petites exploitations, transmises de génération en génération, se sont morcelées en raison des règles successorales françaises qui imposent le partage équitable entre héritiers.
Ce phénomène de fragmentation a été amplifié par le recours fréquent au régime de l’indivision, où plusieurs descendants deviennent collectivement propriétaires d’une même parcelle, sans qu’aucun ne puisse prendre de décision seul. Résultat : une mosaïque foncière complexe, où coexistent d’immenses exploitations békés tournées vers l’exportation et une multitude de petites propriétés familiales, souvent difficilement exploitables. Cette dualité héritée de l’époque coloniale continue d’influencer les dynamiques économiques, sociales et agricoles des Antilles.
La loi Letchimy : un outil de déblocage partiel
Pour remédier à ces blocages, le Parlement a adopté en décembre 2018 la loi n° 2018-1244, dite loi Letchimy, portée par le député martiniquais Serge Letchimy.
Ce texte dérogatoire facilite la sortie de l’indivision successorale en Outre-mer :
les décisions de vente ou de partage peuvent désormais être prises à la majorité des indivisaires représentant les deux tiers des droits, contre l’unanimité exigée auparavant ;
l’objectif est de réduire les délais, débloquer des successions anciennes et relancer la mise en valeur du foncier.
Malgré cette avancée, l’indivision reste un problème structurel, avec des procédures souvent complexes et de fortes résistances familiales.
Ouverture d’un GIP (Groupement d’Intérêt Public)
Un GIP dédié à l’indivision, récemment créé en Martinique, propose un accompagnement juridique et financier — notamment des avances remboursables — pour aider les familles à régler les indivisions anciennes
Un foncier attractif malgré les blocages
Paradoxalement, malgré les difficultés liées à la gestion du foncier agricole, les terres aux Antilles demeurent très attractives sur le plan immobilier. Selon un classement publié par Figaro Immobilier en 2023, la Guadeloupe et la Martinique figuraient parmi le top 10 des territoires français où les prix de l’immobilier ont le plus augmenté entre 2022 et 2023.
Cette dynamique traduit à la fois une forte demande, un marché tendu et une valorisation croissante des territoires ultramarins, notamment en raison de leur attractivité touristique et résidentielle. L’urbanisation croissante, particulièrement dans les zones littorales et périurbaines, accentue la pression sur le foncier : des parcelles agricoles sont progressivement converties en terrains constructibles, ce qui entraîne une hausse des prix et rend l’accès à la terre de plus en plus difficile pour les agriculteurs locaux.
Cette situation crée un paradoxe : alors que l’autonomie alimentaire des Antilles nécessite la préservation et la valorisation des terres cultivables, la spéculation immobilière et l’extension urbaine réduisent chaque année la surface disponible pour l’agriculture.
Un enjeu de développement territorial
La gestion du foncier est donc au cœur d’un paradoxe caribéen : d’un côté, des milliers d’hectares et de logements restent bloqués en indivision ou vacants, limitant le développement agricole et immobilier ; de l’autre, les prix du foncier connaissent une hausse rapide, signe d’un marché attractif mais inégalement accessible.
La question de l’indivision et plus largement de la transmission foncière demeure ainsi un enjeu majeur pour l’avenir économique, social et environnemental de la Guadeloupe et de la Martinique.
Ce paradoxe des biens bloqués sur le plan foncier coexistant avec une forte pression immobilière souligne l’urgence de dénouer l’indivision. Libérer ces terres et logements serait crucial pour :
favoriser la construction ou la réhabilitation de logements,
soutenir l’agriculture ou des projets collectifs,
entretenir le patrimoine bâti et rural,
et renforcer le développement durable des territoires.
Sources principales
ANIL, Sortie de l’indivision successorale en Outre-mer (2020) ANIL
Observatoire du foncier de la Martinique, rapports 2024 Observatoire Foncier Martinique
Sénat, rapport sur le foncier agricole Outre-mer (2016) Sénat
RCI, « L’indivision, un véritable fléau pour le foncier aux Antilles » (novembre 2024) RCI
INSEE, logements vacants en Martinique — 16,1 % en 2020
INSEE, article expliquant la loi Letchimy en Martinique Insee